L'Iliade en liberté (Récollets, 11 juin 2005)
Je ne sais pas si nous avons inventé un mode de lecture de l'Iliade. En tout cas, il faut que vous sachiez ce qui vous est demandé. Chers spectateurs,
/Apprendre le temps/
D'abord, ce très ancien poème qu'est l'Iliade n'est pas du théâtre. Mais une parole rythmée au long cours. Avec des mots rythmés dans cette parole. Des enclaves, des renvois, une structure complexe. Le fleuve déborde, prend son temps, charrie ses eaux considérables. Sur le même mètre à six mesures. Pour goûter le bonheur de ce temps qui nous égale à la pensée multiple de Zeus aussi bien qu'aux multiples émotions des mortels, il nous faut, et il vous faut, apprendre l'alternance, le rythmos, qui, comme disait Archiloque, "mesure et tient le genre humain". Avec ses alternances de plein et de vide, de lointain et de proche, de concret et d'abstrait, dans une générosité respiratoire, qui nous admet tous, tels que nous sommes, avec nos facettes si diverses.
Nous nous baignons dans le fleuve ; nous sommes accueillis dans la parole d'Homère ; ce n'est pas nous qui imposons une mise en scène, ou une interprétation. Nous rendons aux mots leur mouvement, dans leur bascule mélodique et métrique, dans leur convention et leur contexte, dans le flux./Nager dans les eaux du fleuve/
Vous, spectateurs, d'une épithète à l'autre, d'un chant à l'autre, vous accédez à cet univers que charrie le fleuve de la parole. Vous êtes emportés avec nous. Vous n'êtes pas sur une rive stable d'où vous regarderiez des aèdes se payer de mots. Vous êtes avec nous. Nous mettons en place un dispositif qui vous permet de vous baigner aussi dans la pluralité des voix et des intonations, d'écouter le poète de la multiplicité, le poème du paradoxe et du mouvement incessant, le poème qui fait coexister la guerre et l'amour, l'horreur et la paix, le futur et le passé, le bonheur et le malheur des uns et des autres.
Vous assistez à une expérience qui n'a jamais été tentée, "terriblement risquée comme toutes les expériences" disait Rouch : le poème s'énonce en liberté à plusieurs voix, en grec ancien et en français, au rythme de l'hexamètre promu par le texte et par les aèdes – car aèdes ils deviennent en épousant le rythme ; et toute l'Iliade est ainsi dite, murmurée, chantée, scandée, parlée, avancée. Ces aèdes-là têtent le lait de la poésie grecque à sa meilleure source. Ils rayonnent de joie et de force.
Homère est fils du fleuve Mélès, disent les biographies. Son poème fait le tour de notre pensée comme le fleuve Océan fait le tour du bouclier d'Achille./Ouvrir les lointains/
Chaque chant de l'Iliade est un nouveau fragment de l'univers. Une avancée des Achéens, un recul des Troyens, ou le contraire. Parce que c'est le contraire que magnifie l'Iliade. L'Iliade se définit comme le paradoxe, le contrepied du mythe. L'oeuvre inverse le schéma du mythe. Achille aux pieds rapides se retire du combat. Un mur s'élève, le rempart achéen. Et tous les espoirs passent dans le camp troyen, avide de s'emparer du mur... Homère au contrepied rapide...
Vous, spectateurs, il vous est possible d'écouter, et d'ouvrir devant nous la profondeur de la parole d'Homère. Vous mettez en jeu. Vous relevez l'écho. Vous créez la générosité, croisez les horizons, rendez possible l'enthousiasme de l'instant.
Hier, aux Récollets, pour une soirée organisée par Hors-Champ / Cassandre, Démodocos a dit une partie du chant 2 de l'Iliade. Quelque chose est passé. L'énergie du groupe a dévoré le rouleau de papier. Dans l'ordre et dans le désordre. Par le rythme et par le chaos. Les aèdes ont offert leurs rouleaux à la voix des spectateurs. Exilés dans leur forêt orphique, les noms des guerriers ont retenti.
Philippe Brunet
Après le 11 juin 2005 aux Récollets, soirée Fil de l'Oralité :
avec les aèdes : Bernard Benech, Philippe Brunet, Nicolas Lakshmanan, Emmanuel Lascoux, Rebecca Lefèvre, Yann Migoubert, Karoline Zaidline