Depuis quelque temps le latin revient très fort dans nos activités. Préparation des textes de Cicéron pour les lectures qui seront données aux Dionysies (Louis de Balmann y dira la Ie Catilinaire). Un atelier ponctuel dans une classe du lycée Jean-Jacques Rousseau de Sarcelles, où les élèves de Camille Hémard apprenaient à dire l'Invocation à Vénus de Lucrèce. Reprise du travail sur Catulle afin de remonter une Ariane, avec Rebecca Lefèvre (après Caroline Cachein, Alice Nez, Magali Hubert) : ne plus avoir une Ariane disponible depuis presque deux ans me chagrinait. C'est aussi l'occasion d'étudier un mystère : celui de la transmission d'un art de dire et de jouer, de comédienne en comédienne. Qu'est-ce qui resterait du "rôle", qu'est-ce qui renaîtrait, dans cette transmission discontinue ? Avons-nous une place pour la liberté ? Il est trop tôt pour le dire.
Sicine me patriis avectam perfide ab aris...... anticipé dans la traduction d'André Markowicz (L'Age d'Homme 1985) :
C'est ainsi que tu m'as arrachée aux autels de mes pères...
Le latin était pour moi une oasis de liberté, vatique plus qu'aédique, à laquelle aucune obligation professionnelle ne me rattachait. Or, voici que depuis hier, j'enseigne aussi le latin en plus du grec : ô joie ! Un don occasionnel de mes collègues (pour combler un trou d'emploi du temps).
Cette fois, l'enjeu était le suivant : allais-je céder au poids de l'institution scolaire et universitaire, alors que tant de signes encourageants allaient dans le sens d'une plus grande prise en compte de la scansion, de la phonétique ? Mais serais-je capable, moi l'enseignant improvisé , de maîtriser les quantités de la langue latine ?
Je m'y emploie ; en tout cas, difficile de partir de plus bas.
A Tours, en 1998, Chrissanthi Avlami avait organisé une table-ronde sur l'Antiquité au XIXe siècle. J'étais intervenu pour rappeler comment au second empire et sous la troisième république, les ministres de l'Instruction publique, Victor Duruy et Jules Simon, avaient amoindri la place du latin dans les études secondaires. Victor Duruy, en créant les classes d'enseignement spécial, sans grec ni latin, pour les classes laborieuses qui n'avaient pas besoin, selon lui, de pratiquer le thème pour traire les vaches ! Victor Duruy, à titre personnel, lui, avait pu bénéficier de l'éducation républicaine et parvenir jusqu'au sommet de l'Etat, s'éloignant par là desdites vaches. En tout cas, cet "enseignement spécial" très infamant, et dévolu aux apprentis-vachers, est devenu la règle aujourd'hui. Je ne sais pas ce qu'en penseront les rares lecteurs, favoris de Fortune, qui peuvent encore lire aujourd'hui les Bucoliques de Virgile.
Quant à Jules Simon, il a supprimé par décret l'exercice de vers latins en 1872. Aujourd'hui, seuls les Anglais utilisent les dictionnaires français de versification de Quicherat et Goelzer (et quelques français du côté de Pau, semble-t-il). Un art dans lequel s'étaient exercés tous nos meilleurs poètes a été supprimé, par décret d'un ministre de l'instruction publique, autorisant ainsi son monde à éluder tout apprentissage en matière de prosodie. Les enseignants les plus prestigieux se sont peu à peu alignés ; quasiment aucune grammaire ne note les quantités ; aucun enseignant ne les enseigne, faute de les connaître ; aucun élève ne peut les apprendre. Tout le monde se serre les coudes dans une mutuelle ignorance qui ne gêne plus personne. Cicéron n'est pas lu, il est ânonné dans une prononciation franco-française soutenue par l'Académie des Belles Lettres, et la majorité silencieuse des latinistes franco-centrés, prisonniers d'un fonctionnement centripète de l'institution éducative. Bien sûr, il est des exceptions, peu nombreuses, mais tout de même, et remplies de compréhension, parfois de talent et de générosité, qui me feront l'amabilité de se reconnaître ici ! A la demande de M. Stephen Daitz, les jurys de concours (CAPES, AGRÉGATION) ont même accepté que les candidats fassent un effort de restitution, encourageant par là cette pratique essentielle pour recentrer l'étude sur le coeur vivant de la langue.
J'avais, et pas seulement par esprit de provocation, évoqué dans ce colloque les belles pages que Mgr Dupanloup a consacrées à l'exercice de vers latins. Pierre Vidal-Naquet s'en était amusé, et dans sa préface, m'avait amicalement décrit comme "révolutionnaire dans la réaction"...!
C'était il y a presque dix ans.
Aujourd'hui, les choses ont bien changé..., comme dit le choeur des Grenouilles. Les lecteurs s'arrachent la méthode Assimil de grec ancien de Jean-Pierre Guglielmi ; Mme de Romilly, qui avait parrainé le 1er spectacle de Démodocos en 1995, a préfacé la deuxième édition de l'ouvrage ; on se précipite au Festival Européen Latin-Grec d'Elizabeth Antébi (festival en exil à Nantes d'après les dernières nouvelles), à la Semaine de Théâtre Antique de Vaison-la-Romaine, grand moment de plaisir théâtral en plein air, aux Journées de l'Antiquité à l'Ouest, dans le Sud, à l'Est, et dans le Nord, les professeurs de langues anciennes se mobilisent de tous les côtés de la toile (http://www.portique.net, http://www.weblettres.net/languesanc/ etc.), Démodocos continue à dire, jouer, former des comédiens-aèdes, professeurs ou artistes, et tisse des rencontres nouvelles aux Dionysies avec Dido Lykoudis (la seule comédienne en France à jouer en grec ancien) et ailleurs.
A l'heure où Jane Birkin joue Electre, et les Deschiens font leur Platon, les politiques vont bien finir par reprendre leurs études sacrifiées.
Quid ultra dicam ? Cives Romani sumus, ut olim Cicero Gavium in cruce clamavisse dixit.
Philippe Brunet
PS Les ouvrages de la collection Lingua Latina per se illustrata, de Hans H. Ørberg, édités au Danemark, permettent de progresser très rapidement (orberg@lingua-latina.dk). On les trouve dans une petite librairie (qui distribue des tracts pour manifester contre l'euro !) au tout début de la rue du Petit-Pont à Paris. Rassurez-vous : pas un mot de danois, rien que du latin !
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