LETTRE AUX AEDES N° 14

Paris, le 19 mai 2006

Récit de marathon iliadique à Athènes

Bonjour à tous,

Cela fait vingt-quatre heures que le dernier vers du chant 24 a été prononcé par notre joyeuse bande d'aèdes. Trois heures que je suis à Paris. Où en sommes-nous, comment reprendre pied dans la vie, après ces quatre jours passés à dire l'Iliade à Athènes ?

La veille du marathon s'est passée ainsi : séance de presse à l'Institut français, nous annonçons le programme du marathon (que nous ne tiendrions que le premier jour), et nous faisons fort de lire en sus la Batrachomyomachie, que Yann Migoubert a apportée ; je dis qu'il nous faut voir le parthénon avant de commencer le marathon ; et pendant que les aèdes font la visite de l'acropole (ils sont initiés à l'art des feuilles d'acanthe par Babis Plaïtakis), préalable spirituel absolument nécessaire, je tente de faire une affiche avec Anastassios Koutsoukos. Le soir, j'obtiens une faveur de la directrice des travaux de restauration, et me voici sur l'acropole après la fermeture, accompagné d'un guide et de Tassos. L'air est vif. L'espace vibre. Le marbre brille, acéré comme la volonté qui a présidé à l'édification du temple.

Le premier jour, le 12 mai, s'est déroulé comme prévu dans l'auditorium de l'Institut Français. Premier chant. En grec, en français, mêlés, avec la consigne de ne pas doubler les vers, mais d'enchaîner toujours. De jeunes classes de collège et de lycée avaient préparé des extraits en grec moderne. Quelques spectateurs, plutôt rares, se succédèrent tout au long de la journée. Yves Leblanc passait les drapés autour des épaules des jeunes filles, des garçons, des dames, des messieurs. Les rouleaux bilingues se déroulaient inexorablement. Drapés, colonnes de papier, rythme des hexamètres scandés. Beaucoup de photographies se prenaient. Quelques télés, pour témoigner, dans l'éphémère, de la force immortelle du poème d'Homère. Nos aèdes grecs s'empressent devant les caméras. On note la présence, de plus en plus affirmée, des personnalités de l'IFA, parmi les aèdes démodociens : notamment, Alain Fohr, directeur et aède volontaire, et Stanley Hilton, dont la scansion finement rythmée a été remarquée. Catherine Aubert passe prendre des photos. A la fin de la journée, la nuit tombe sur le chant 10. En résumé : un spectacle qui se donnait pour tel, sur une scène éclairée, mais qui cherchait un public et une manière adaptée au spectateur grec, et qui s'ouvrait par intermittence à des interventions spontanées. Guère le temps de me laisser aller à l'émotion, mais celle-ci était réelle.


Le lendemain, le changement de lieu a provoqué un électrochoc parmi les aèdes. D'abord, le chant 11, tant redouté (sa longueur, qui est aussi celle des discours de Nestor), a tenu ses promesses. Notre aède flûtiste, Patrick Thébaud, s'ouvre la jambe lors d'un banal accident au saut du lit, et rejoint aux urgences la cohorte des Diomède, Agamemnon, Ulysse et autres Eurypyle. Les autres aèdes, l'âme en peine, s'en furent du côté de l'acropole.
Pour mieux jouer à cache-cache avec le public, les aèdes se retrouvèrent d'abord sur la Pnyx et non sur la colline de Philopappou. Vertige du lieu, éclat du soleil, force du vent entraînant les rouleaux ; des touristes passaient et s'arrêtaient, parfois acceptaient de lire. Marie l'américaine, ou ce couple de Français à l'éloquence sûre. Et le chant 11 allait sur sa fin, quand Patrick est arrivé, la jambe recousue, au moment même où Homère chantait la blessure enfin soignée d'Eurypyle. Peu après, sur Philoppapou, parmi les arbres des Muses, en compagnie d'un chien ensommeillé, les aèdes ont accompagné l'élan troyen, portant Hector et Sarpédon à l'assaut du mur achéen : ce fut le chant 12. Véronique Faux nous rejoint, ainsi que Babis Plaïtakis.


L'après-midi, poussés par Anastassios dans l'auditorium de la Fnac toute neuve du centre Mall, avec nos deux valises, les aèdes se sont rendus compte qu'il n'était pas facile d'attirer les spectateurs athéniens en lisant une vieille épopée en français, même dans une traduction rythmée. Il fallut développer les parties en grec ancien, et je tentai de prononcer à la grecque, pensant que si je pouvais faire accepter la prononciation, je pourrais peut-être faire accepter aussi le mètre ; ça n'était pas facile de lire avec la prononciation moderne, mais c'était une perche que je tendais aux amis grecs, pour tenter de les guider vers le rythme dactylique. Nos aèdes étaient un peu étonnés, mais se montrèrent compréhensifs.

A la fin de la journée, les vaisseaux brûlaient. 5 chants en tout pour ce deuxième jour. Les aèdes commençaient à douter. Entre nous, à Maroussi, vers 2 heures du matin, nous avons lu la mort de Sarpédon, suivie de la mort de Patrocle. Ce fut le chant 16, lancé à mi-voix par Rebecca Lefèvre, sur un rouleau qui passait de main en main, avec l'idée peut-être que c'était surtout pour nous que nous faisions ce marathon.

Départ vers 9 heures : nous allons au rendez-vous prévu avec l'Unesco, au Pirée. Mais personne au rendez-vous de ce dimanche matin. Très déçus, nous décidons d'interrompre le marathon et de partir pour Egine.
Rejoints in extremis par Anastassios Koutsoukos, puis par M. Maronitis, nous embarquons notre valise de rouleaux et de drapés. Les aèdes oublient l'Iliade et savourent l'air marin. Je commence le chant 17 avec Anastassios. M. Maronitis pose avec un drapé et un rouleau devant les appareils photographiques. Une dame grecque se joint à nous. Son amie Véra me propose des pistes de voyage. A l'arrivée, nous posons, encore, devant la chapelle Saint Nicolas. Je me laisse faire. J'aime trop cette jetée, où nous avons joué Circé il y a deux ans. (Un miracle. Vingt minutes avant de commencer, il n'y avait rien sur cette jetée. Puis une voiture est venue, apportant les chaises ; le public s'est mis à affluer, et ce fut une représentation merveilleuse au milieu des effluves de poulpe grillé. La lune s'est levée sur les métamorphoses des compagnons d'Ulysse. Et les spectateurs se sont levés pour applaudir l'instant où Ulysse est tombé dans les bras de la magicienne). Pendant que les aèdes allaient retremper leurs forces dans la mer, j'allai faire mes dévotions au temple d'Aphaia avec Nicolas, Patrick, M. Maronitis, Tassos (Anastassios) et la dame grecque. Nous lûmes, là aussi, en chantant le grec sur le rythme dactylique, avec la phonétique de nos hôtes.
De retour au port, à la moitié du chant 17, nous retrouvâmes nos aèdes pour un déjeuner délicieux face à la mer. Puis je finis le chant avec Tassos, les pieds dans l'eau, le drapé relevé au-dessus du genou. Enfin, ouzo et danses grecques improvisées, entre hommes.... avant d'être rejoints par Estelle Meyer.

Nous reprîmes la mer à grand regret. Avec l'incertitude qui précède toujours le moment où l'on élève la voix pour dire Homère. Yves, cette fois encore, nous pousse à nous lancer dans un nouveau chant. Rien ne nous encourage : le bruit du bateau, la brise qui emporte les rouleaux. Mais peu à peu, nous trouvons la conviction, les gens nous regardent, nous écoutent, lisent un peu avec nous, et bientôt, la force du poème impose l'élan nécessaire. Les rouleaux se déroulent, pendent d'un pont à l'autre. Nous longeons l'île de Salamine. La lecture devient chorale, inexorable. Le soleil décline et dore les visages. Le ferry accoste et manoeuvre sur les derniers vers du Bouclier d'Achille.
Epuisés, nous ne savons pas si le marathon reprendra. C'est le soir du troisième jour. Nous aurions dû avoir fini.

Le quatrième jour, 15 mai, la visite du Musée archéologique est au programme. L'équipe éclate. Nicolas, Yves et moi, nous nous donnons rendez-vous sur l'aréopage. Je pars de mon côté avec une valise, et commets l'erreur de descendre à Monastiraki. Impossible de retrouver mon chemin jusqu'à l'entrée de l'acropole. Je me perds dans les escaliers et les sentiers. Les rouleaux et les drapés pèsent. Je dois faire le tour de l'acropole. Et retrouve enfin Nicolas et Yves. Nous grimpons sur le rocher. Et commençons le chant 19 sous le soleil. Je voudrais rester là toute la journée pour finir l'Iliade. Mais les aèdes nous appellent du Musée et nous proposent de les rejoindre pour poursuivre le marathon. Nouveau déménagement. Marche, métro, marche. Et la troisième valise made in china qui perd à son tour ses roulettes.
Au Musée, je m'octroie cette visite tant convoitée (le Musée était en restauration ces dernières années) : vase du Dipylon, Phrasicleia, Nicandrè, Zeus, le bas-relief des Mystères..... Quand je sors du Musée, Yann, Pierre-Yves, Rebecca, Estelle s'approchent de la fin du chant 21. Patrick se prépare à nous quitter pour rentrer en France. Depuis le matin, Tassos ne nous a toujours pas rejoints.

Nous décidons d'aller dire le chant 22 sur la promenade qui passe sous l'acropole, à la foire aux livres, juste sous l'odéon. Nous nous promettons d'aller dans une taverne pour les deux derniers chants. Mais les passants s'arrêtent. Tassos, qui nous a rejoints, arbore l'affiche, en plus du rouleau. Des Grecs lisent, nous encouragent ; des enfants se joignent à nous : je chante, et ils me suivent sans mal. Après un bref flottement, nous continuons la lecture et nous lançons dans le chant 23. Le succès est presque là. Les passants se renouvellent. Nous revoyons des spectateurs ou aèdes des jours précédents. Véra repasse, magnifique présence. Discussions. Patroklos revendique fièrement sa part de lecture. Assoiffés, nous poursuivons le chant 24 sur notre lancée. Les Grecs partagent avec nous l'ivresse de finir, d'aller au bout de l'Iliade. Au bout des 150 mètres de papier, des 15600 vers. Un cortège de manifestants anti-nucléaire passe, et repasse. Nous scandons avec fermeté.
C'est fini. Les rouleaux volent, retombent. J'embrasse des aèdes. Je regarde les autres. Incrédule. Mais c'est vraiment fini. L'obscurité est tombée. Tassos est content, et fier.
Tout finira dans une taverne, dans la joie. Mais sans la Batrachomyomachie.

C'était la troisième lecture intégrale de l'Iliade, sous le ciel d'Athènes après Paris et Avignon. Celle qui contenait le plus de grec. Celle qui fut le plus improvisée. Une lecture itinérante, dont huit chants furent dits à l'extérieur.
C'était aussi la troisième version du texte. Avec de nouvelles épithètes, de nouveaux tours. Et un démarrage du chant improvisé, dans l'hexamètre, en grec et en français.
Ce fut un hommage à la ville de Périclès, à Pisistrate, un retour à la langue grecque et au soleil grec. Une expérience de Démodocos vécue avec nos amis grecs, Tassos, Babis.
L'aboutissement d'une troupe (même si François, Karoline, et d'autres, nous manquaient), qui avait commencé, un an et demi plus tôt, à scander les hexamètres. Merci à eux, les aèdes. A Yann, fidèle depuis les hexamètres du Retour d'Ulysse. A Estelle et Rebecca, nos deux jeunes comédiennes, l'une côté théâtre, l'autre côté grec ancien. A Nicolas, sorti tout droit du Roland et du Ramayana. A Pierre-Yves, messager perse naguère. A Patrick, musicien-aède en Avignon. Et à Yves, dont la présence silencieuse nous a entourés de ses regards et de son écoute.

Philippe Brunet, le 19 mai 2006


Les photos de l'équipée
Quelques enregistrements:
- debut.mp3 Invocation à la Muse (Iliade, chant 1), Institut Français d'Athènes. (809k)
- petit pere.mp3 Hermès à Priam, par Estelle Meyer, Pierre-Yves Testenoire, Yann Migoubert (chant 24) - Acropole - (581k)
- priam.mp3- Hermès à Priam.mp3 suite, avec aussi Nicolas Lakshmanan et Rebecca Lefèvre (1363k)
- en grec.mp3 funérailles d'Hector (d'après une mélodie de François Cam), avec Philippe Brunet et Yann Migoubert (592k)

Choix des circulaires aux Aèdes

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