Bonjour à tous,
Pour mettre à profit un récital annulé
Chers aèdes, chers satyres,
Nous aurions dû dire Le Retour de l'Age d'or ce soir, avec la création de la Première Pythique de Pindare, en hommage à Jean Irigoin, disparu en début d'année 2006. Mais les grèves en ont décidé autrement. Le Retour de l'Age d'or attendra encore un peu.
Voilà plus de dix ans que nous avons choisi la voie difficile de la poésie et du théâtre grec. Aidés en cela par nos prédécesseurs, hellénistes, hommes de théâtre, poètes, nous sommes partis en quête de la langue originale : non pas pour figer un état archéologique idéal de la langue, mais pour en sentir les lignes de forces. Voix, temps, rythme, comment vivre leurs rapports dans l'expression vivante de l'orateur, du poète, du comédien ? De cette découverte sont nés, peu à peu, des aèdes, des poètes, des satyres, des comédiens, des musiciens. Ils ont pris leur part du combat de Persée contre la Gorgone, leur part de la joie de Bellérophon domptant Pégase. Aujourd'hui, un musicien compose la mélopée de la Première Pythique de Pindare. C'est une expérience merveilleuse. Des comédiens apprennent le grec ancien. Des festivals fleurissent. Des professeurs et des élèves se mobilisent. Des aèdes, naguère, ont dit l'Iliade. Je ne résiste pas à la tentation de citer ici le témoignages de trois hellénistes.
"Presque chaque époque, chaque étape de civilisation, a cherché, par une saute de mauvaise humeur, à s'affranchir des Grecs, en comparaison desquels tout ce qui avait pu se faire d'original en apparence et de sincèrement admiré semblait d'un coup perdre toute couleur et toute vie et faisait figure de pâle copie - ou de caricature. Voilà ce qui explique que revienne, par périodes, une obscure et profonde rancune à l'égard de ce petit peuple prétentieux qui a eu l'audace de traiter à tout jamais de "barbare" ce qui n'était pas sorti de son sol."
Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie enfantée par l'esprit de la musique, 1871
"Je serai jusqu'au bout reconnaissant à Scaurus de m'avoir mis jeune à l'étude du grec... J'ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s'atteste à chaque mot le contact direct et varié des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. Il est, je le sais, d'autres langues : elles sont pétrifiées, ou encore à naître.... C'est en latin que j'ai administré l'empire ; mon épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec que j'aurai pensé et vécu."
Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Gallimard 1951.
"Aussi, en ces semaines où la place faite au grec, en France, dans l'enseignement secondaire et à l'université, risque d'être réduite au point de passer pour supprimée, en ces semaines où, avec le grec, le latin et une grande partie de la littérature française sont plus que menacés, un réconfort nous vient de la longue histoire de la tradition grecque qui a été esquissée plus haut : Athènes vaincue par les Macédoniens, l'hellénisme fleurit en Egypte : la Sicile et la Grande Grèce conquises par les Romains, Athènes même prise par eux, c'est la civilisation grecque, la culture grecque - qui l'emporte sur celle des vainqueurs ; les Arabes maîtres de la Méditerranée orientale, voilà que naît, grâce à la semence grecque, une civilisation originale qui fécondera à son tour l'Occident ; enfin, avec la chute de Constantinople et la disparition de l'empire millénaire de Byzance, le surgeon grec devient un élément majeur de la Renaissance italienne, et bientôt européenne. A chacun de ces événements catastrophiques, la littérature grecque non seulement a survécu, mais elle a donné une impulsion décisive à d'autres formes de littérature sans perdre sa valeur propre. Le succès actuel des tragédies grecques représentées en France atteste la permanence de cette valeur, et c'est pourquoi, malgré les menaces actuelles, on doit rester optimiste pour l'avenir. La Grèce en a vu d'autres, et le grec avec elle."
Jean Irigoin, "Leçon terminale", Tradition et critique des textes grecs, Paris, Les Belles Lettres 1997 (p.286).
Pour compléter, si je puis, ce que disent ces trois grands hellénistes, je dirais que les Grecs ont créé, par leur art et leur religion, les formes nécessaires à la survie de l'art et de la religion : ils n'ont pas seulement créé des formes et des oeuvres éternelles, ils ont façonné notre dévotion, notre désir, notre élan. Ils n'ont pas seulement créé les mythes, mais tissé notre indéfectible relation aux figures du mythe. Ils n'ont pas seulement posé, au prix de luttes et d'enjeux décisifs, les règles de l'harmonie triomphant du chaos, ils ont déterminé notre existence et nos choix : ce n'est plus nous qui les regardons, mais eux nous regardent, depuis leur Parnasse, nous ridiculiser dans la fausse harmonie, la complaisance abstraite et la fragmentation infinie.
Philippe Brunet, le 7 mars 2006